L'information avait de quoi susciter l'intérêt de la critique spécialisée, voire la curiosité du monde littéraire. Elle n'entraîna aucune réaction. En cette période de l'année où les suppléments culturels des magazines et des grands quotidiens consacrent leurs pages colorées aux « idées-cadeaux » et autres « sélections de la rédaction », l'annonce parut discrètement, comme s'il était dans son destin même de se laisser recouvrir par une autre actualité. Ce silence auquel Édouard Glissant avait sans doute fini par s'habituer est révélateur de la place paradoxale qu'occupe dans notre époque la littérature identifiée sous les termes de « francophonie » et de « postcolonial ». Très à la mode, celle-ci souffre toujours d'une évidente mise à l'écart. Pour preuve, l'événement ne provoqua pas la même émotion - euphémisme - que lorsqu'il concerna les archives de Michel Foucault et Guy Debord.
Considérons donc, au-delà de l'évident symbole politique dont elle se fait le témoin et de la petite révolution culturelle qu'elle signale, que cette décision exceptionnelle du Ministère constitue d'abord et surtout un événement majeur pour les études glissantiennes. En effet, celle-ci protège désormais l'œuvre des deux principaux risques qu'elle encourait : celui d'un possible éclatement et celui d'une dégradation matérielle que n'aurait pu empêcher le fleuve du temps. Ainsi, l'œuvre d'Édouard Glissant est assurée de sa conservation, mais aussi préservée de ce qui aurait peut-être été tout aussi néfaste pour le travail du sens, à savoir la distinction entre les « beaux manuscrits », d'une part, et les documents annexes ou secondaires d'autre part, lesquels contribuent pourtant à éclairer d'une lumière nouvelle la pensée et le parcours de l'auteur.
On peut donc aujourd'hui imaginer que les chercheurs du monde entier auront bientôt accès à l'intégralité des archives d'Édouard Glissant. Cet accès sera par ailleurs considérablement facilité si une entreprise de numérisation est lancée. Étant donné la quantité de textes et de documents inconnus que ces archives renferment, la critique s'engagera à coup sûr sur de nouvelles pistes d'études. Cette ouverture serait doublement salutaire. D'abord, parce qu'elle inviterait les lecteurs à étudier les textes de Glissant au plus près du processus créateur et, donc, à approcher véritablement les mouvements de sa pensée. À entrer, en somme, dans cet atelier ou cette fabrique du texte où l'on observe l'œuvre en train de s'écrire, dans ce monde jusqu'alors insoupçonné des lecteurs que reflètent les carnets, les notes, les ajouts, les ratures et les corrections, mais aussi la correspondance, les brouillons de conférences et les réponses consignées au fil des entretiens. Ensuite, parce que cette nouvelle approche - qui n'est pas irruption brutale dans l'intimité de l'écrivain mais découverte patiente de sa méthode et de son arrière-pays - contribuera de toute évidence à mieux comprendre et peut-être à renouveler le sens d'une œuvre dont on ne connaît aujourd'hui que la part visible car éditée, part soigneusement agencée par l'auteur et à dessein. Or, comme on le sait, l'œuvre d'Édouard Glissant ne se limite pas aux seuls ouvrages publiés. Tremblante, elle se compose au fil des occasions et n'hésite pas à se prolonger dans l'oralité comme ce fut le cas, par exemple, lors des Entretiens de Bâton-Rouge avec Alexandre Leupin. Protéiforme, elle relève d'un « projet global » qui s'étoile sur plusieurs versants - notamment politique, anthropologique, artistique et esthétique, mais aussi pédagogique, culturel, associatif -, versants divers, éclatés, mais liés entre eux, que ses archives permettent aujourd'hui d'embrasser d'un seul regard.
Cet ensemble recueilli et reconstitué après la mort d'Édouard Glissant est donc précieux - adjectif tautologique pour qualifier un « Trésor ». Si précieux, d'ailleurs, qu'il ne pourrait être sérieusement présenté en quelques mots. Car au-delà du volume matériel qu'il représente, l'apport littéraire, documentaire et parfois même historique qu'il promet et signifie empêche toute synthèse. Le travail de l'archive a en effet ceci de particulier qu'il exige du temps et que l'on prête attention à chaque détail afin de relier entre eux ses divers éléments, patiemment, sans précipitation. Aussi les chercheurs impatients de découvrir ce que renferme ce fonds doivent-ils savoir ceci : qu'entrer dans les archives de Glissant revient aussi bien à plonger au cœur de l'élaboration d'une œuvre de poésie et de pensée qu'à découvrir des aspects longtemps délaissés et souvent méconnus de la pensée contemporaine. Ne serait-ce qu'en cela, ces archives constituent bien plus qu'une somme documentaire d'éléments indispensables à la connaissance génétique d'une œuvre littéraire. Parce qu'elles révèlent l'intensité de l'interrogation critique qui anima les intellectuels antillais et africains dans les années 1950-1960, parce qu'elles dévoilent les structures d'un engagement résolument poétique et politique à l'heure de la décolonisation et des premières indépendances, parce qu'elles signalent, enfin, une attention particulière aux mutations et aux enjeux du monde nouveau, elles témoignent ensemble d'une époque et d'un esprit partagé à un moment donné de l'Histoire.
Cet esprit est d'abord celui d'une communauté de penseurs, d'écrivains et d'artistes nés aux Antilles ou dans les Amériques durant la première moitié du siècle dernier. Aimé Césaire, René Ménil ou Frantz Fanon en sont aujourd'hui les plus illustres emblèmes. Mais il est aussi celui de toute une génération d'intellectuels européens dont les représentants les plus proches de Glissant - et leur présence est palpable partout dans l'œuvre - ne sont autres que Maurice Nadeau, Jean Wahl, Michel Leiris, Kostas Axelos, Gilles Deleuze, Félix Guattari ou Jacques Derrida pour ne citer que les plus célèbres d'entre eux.
Aussi ces archives ouvrent-elles aussi bien le regard sur la vie de l'écrivain, sur ses centres d'intérêt et ses recherches que sur une période marquée par la phénoménologie hégélienne et heideggérienne, par l'existentialisme sartrien, par la vogue de l'anthropologie structuraliste et, subsumant le tout, par la foi - puisque c'est d'une véritable croyance dont il s'agit - dans le fait que la poésie et la littérature pouvaient politiquement changer le cours ou le « jeu » du monde.
Au stade actuel, l'arreté permet donc de protéger ces archives, dans l'attente de leur acquisition par une grande institution culturelle dans le but de leur conservation et de leur valorisation. On parle de l'éventualité de la Bibliothèque nationale de France, dont on connaît l'intérêt pour les manuscrits de Glissant depuis l'exposition "Brouillons d'écivains" de 2001 qui avait accueilli le manuscrit de Tout-Monde. Dans le cas où cette acquisition aboutissait, ce serait là à n'en pas douter une opportunité incomparable pour cette conservation et cette diffusion, dont la BnF sait s'acquitter avec l'excellence que l'on sait. Le moment actuel, marqué par ce classement, est donc annonciateur tout à la fois d'une sorte de pérennisation patrimoniale et d'une assise des développements à venir des études glissantiennes.
Consultez l'avis argumenté de la Commission consultative des trésors nationaux
(JO du 18 décembre 2014)
Filmé au Diamant en 1993 (Les hommes-livres, Jean-René Christiani),
Édouard Glissant feuillette le splendide manuscrit de Tout-monde.
Regard sur les archives glissantiennes
C'est à Raphaël Lauro (auteur d'une thèse sur Édouard Glissant soutenue en janvier 2015, intitulée Édouard Glissant. Penseur du Monde, poète de la Terre) que l'on doit le travail considérable d'inventaire des archives d'Édouard Glissant. Pour Édouard Glissant.fr, il détaille à la faveur de la présentation qui suit, l'importance de cet ensemble aujourd'hui reconnu pour sa valeur patrimoniale et précise en quoi il est susceptible d'enrichir considérablement les approches à venir de l'œuvre.
Brèves notes sur les archives d'Édouard Glissant
par Raphaël Lauro
Le 18 décembre dernier, à la veille des festivités de Noël, paraissaient simultanément au Journal Officiel (JORF n°0292 du 18/12/2014) deux articles émanant du Ministère de la Culture et de la Communication relatifs aux archives personnelles d'Édouard Glissant. Le premier faisait état d'un arrêté du 28 novembre 2014 refusant le certificat prévu à l'article L. 111-2 du code du patrimoine, certificat nécessaire pour sortir et/ou vendre une œuvre hors du territoire. Le second présentait l'avis de la commission consultative des trésors nationaux expliquant en quelques lignes les raisons de la décision précédemment évoquée. Le 18 décembre 2014 donc, le Ministère de la Culture et de la Communication annonçait ceci : que l'ensemble des biens que constituent les archives d'Édouard Glissant « présente un intérêt majeur pour le patrimoine national du point de vue de l'histoire et de l'art et doit être considéré comme un trésor national ».
L'événement, assez exceptionnel pour les archives personnelles d'un écrivain, est colossal non seulement parce qu'il dit une reconnaissance de l'importance même de l'œuvre de Glissant (le gouvernement français reconnaissant dans ces archives un bien relevant d'un intérêt patrimonial majeur), mais aussi parce que ce classement permet de garantir à l'avenir la conservation et la diffusion scientifique de ces archives qui constituent un vivier inestimable pour la connaissance et la compréhension des écrits d'Édouard Glissant. Il est important de le souligner : c'est la concertation et la décision des ayants-droits d'Édouard Glissant qui ont permis cette étape cruciale, évitant la division et la dispersion des archives.
Une reconnaissance exceptionnelle
Dans sa parution du 18 décembre 2014 (N° 0292, page 21385, texte N° 61), on pouvait lire au Journal officiel de la République française : "Par arrêté de la Ministre de la Culture et de la Communication en date du 28 novembre 2014, est refusé le certificat d'exportation demandé pour les Archives personnelles d'Edouard Glissant". C'est par cette procédure juridique précise qu'après avis de la Commission consultative des Trésors nationaux, un bien culturel est déclaré trésor national par le Ministre de la Culture. Selon la législation, "Les trésors nationaux sont des biens culturels qui, présentant un intérêt majeur pour le patrimoine national au point de vue de l'histoire, de l'art ou de l'archéologie, ont fait l’objet d'un refus temporaire de sortie du territoire concrétisé par un "refus de certificat", au sens de la loi n° 92-1477 du 31 décembre 1992 modifiée."
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