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Une pensée archipélique

ÉDOUARD GLISSANT

La critique n'est donc pas nouvelle, et repose bien sur la conception d'une inanité des instruments traditionnels pour l'approche d'une éventuelle vérité de l'itinéraire de la colonisation. Le nouvel espace qui en découle, pour cette « exploration créatrice », excédera bien, c'est même certain, un programme limité à une aire géographique ou encore un projet personnel : j'y vois, à partir du cas antillais, l'ouverture plus générale de la littérature sur une nouvelle mission de relais « diffracté » de l'histoire. Il est loisible de deviner qu'il y aura là une veine parcourue par bien d'autres écrivains, car à partir de l'expérience antillaise de cette nécessaire reconquête du passé par les chemins de soubassements (et non plus par les voies connues mais en l'espèce, inopérantes, de la méthode dite scientifique de l'histoire instituée), le projet glissantien institue la trace mémorielle en paradigme, qui prévaut pour toute obscurité, pour toute marge de l'histoire établie. Aussi, Glissant précise-t-il encore dans Le discours antillais des repères propres à cette exploration, avec des accents qui résonnent aussi pour nous, avec d'autres expériences du non-dit :


« Le passé, notre passé subi, qui n'est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui nous lancine. La tâche de l'écrivain est d'explorer ce lancinement, de le « révéler » de manière continue dans le présent et l'actuel. C'est le moment de se demander di l'écrivain est (en ce travail) le receleur de l'écrit ou l'initiateur du parlé ? Si le procès d'historicisation ne vient pas mettre en cause le statut de l'écrit ? Si la trace écrite est “suffisante”, aux archives de la mémoire collective ? Cette exploration ne revient donc ni à une mise en schémas ni à un pleur nostalgique. C'est à démêler un sens douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours de ces sortes de plages temporelles dont les peuples occidentaux ont bénéficié, sans le secours de cette densité collective que donne d'abord un arrière-pays culturel ancestral. » (p. 132)


« Parce que la mémoire historique fut trop souvent raturée, l'écrivain doit “fouiller” cette mémoire, à partir de traces parfois latentes qu'il a repérées dans le réel. Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l'écrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent partiellement brisées. Parce que le temps antillais fut stabilisé dans le néant d'une non-histoire imposée, l'écrivain doit contribuer à rétablir sa chronologie tourmentée, c'est-à-dire à dévoiler la vivacité profonde d'une dialectique réamorcée entre nature et culture antillaises. (…) La littérature pour nous ne se répartira pas en genres mais impliquera toutes les approches des sciences humaines. (…) Une réalité qui fut longtemps non évidente à elle-même et qui prit corps en quelque sorte à côté de la conscience que les peuples en avaient relève autant de la problématique exploratoire que de la mise en plan historicienne. C'est cette implication “littéraire” qui oriente l'éclat de la réflexion historique, dont aucun d'entre nous ne peut prétendre être sauf. Le leurre chronologique et la simplicité d'une “périodisation'” évidente sont les boucliers “culturels” contre ce désiré historique. Plus la pseudo-historisation paraît “objective”, plus on a l'impression d'avoir vaincu ce désiré combien subjectif, lancinant, incertain. » (p. 133)


On le voit, le lien à l'histoire n'est pas fait chez Glissant, comme ne peuvent le croire que ceux qui ne l'ont pas lu, d'une défiance unilatérale : il nourrit les avidités de la littérature en tant que mode exploratoire et s'il est fait aussi de remises en cause, c'est surtout à l'encontre de l'historicisme et des récits sommaires du temps effectués par cette « histoire objectivée » qu'il critique encore récemment dans son appel, « Tous les jours de mai ». Du reste, dans le sillage de la mission qui lui avait été confiée par Jacques Chirac, de la conception d'un Centre national de la mémoire des esclavages, Glissant en appelait aussi à un renouvellement des recherches historiques (on se référera, pour cela, à Mémoires des esclavages, essai publié en 2007 chez Gallimard). Il serait donc pour le moins malhonnête de caricaturer ce qui est dit dans l'appel « Tous les jours de mai » et de s'enfermer dans de funestes réflexes corporatistes : si c'est bien avec une certaine vigueur que Glissant y fustige « nos régents », les « manœuvriers de la mémoire » et les « historiens tronqueurs », c'est bien en visant des problématiques précises qui se font jour actuellement, et qu'il serait simplement dérisoire de nier - telles qu'un certain révisionnisme de la Traite transatlantique, ou au contraire, les crispations communautaristes, tendances antagonistes qui ne livrent en somme que les deux faces d'un même malaise. On peut bien sûr discuter ces vues : aucun propos d'écrivain ne peut prétendre à forclore le débat, et il n'en a d'ailleurs pas la fonction. Tout y est affaire de perspective large, où les étiquettes n'ont rien à faire, les simplifications n'ont qu'un effet de toupie, dans le grand déchaînement de confusions que nous vivons aujourd'hui en France autour de ces questions.


  

« Dans un tel contexte, l'histoire en tant qu'elle est discipline et qu'elle prétend éclairer la réalité que vit ce peuple souffrira d'une carence épistémologique grave : elle ne saura pas par quel bout s'attraper. Le trouble de la conscience collective rend en effet nécessaire une exploration créatrice, pour lesquelles les rigueurs indispensables à la mise en schéma historicienne peuvent constituer, si elles ne sont pas dominées, un handicap paralysant. Les méthodologies passivement assimilées, loin de renforcer la conception globale ou de permettre de rétablir la dynamique historique par-delà ses ruptures subies, contribueront à leur tour à épaissir ce manque »



  

On comprend que c'est bien d'une autre conquête qu'il s'agit cependant : celle, tout aussi déterminante, de leur histoire par les peuples soumis aux régimes d'aliénation et de vacuité identitaire que sont les peuples colonisés, ou pis, ceux qui comme les Antillais, ont été produits par la colonisation elle-même. Et c'est à partir de l'expérience singulière de ceux-là que Glissant précise encore (page suivante) :

  

« Fanon dit qu'il ne veut pas être esclave de l'esclavage. Cela sous-entend pour moi qu'on ne saurait se contenter d'ignorer le phénomène historique de l'esclavage ; qu'il faut ne pas en subir de manière pulsionnelle le trauma persistant. Le dépassement est exploration projective. L'esclave est d'abord celui qui ne sait pas. L'esclave de l'esclavage est celui qui ne veut pas savoir. Il serait périlleux de projeter la Relation planétaire en succession logique de conquêtes, en fatalité de conquêtes pour un peuple. Elle conduit parfois à la disparition collective. La Relation planétaire ne comporte pas de morale agie. Toute théorie généralisante de l'histoire qui sous-estimerait les redoutables vécus du monde et leurs sautes (leurs impasses possibles) peut constituer piège. » (p. 129)


  

Mais aurons-nous l'impudence insigne de livrer l'une des clés de ce prodigieux entremêlement qui, dans ce domaine comme dans d'autres, a toujours caractérisé le déroulement tourbillonnaire de la pensée de l'écrivain ? Pensons aux moins patients, aux plus pusillanimes de ses nouveaux lecteurs, néophytes fascinés ou pas, d'ailleurs, par l'étendue de ces analyses, et qui ignorent peut-être que toute une longue réflexion a présidé à une telle ouverture, pour que se déposent comme des couches sédimentées dans l'intimité littérale des œuvres elles-mêmes. Je leur dirais, à tous ceux-là, de se reporter, comme vers un précipité chimique, à toute la partie intitulée « Histoire, histoires » dans Le discours antillais (Seuil, 1981). C'est en lisant ces lignes que l'on peut certainement apercevoir l'implacable rigueur du projet d'un écrivain qui a, depuis ses débuts, l'ambition de mettre à jours les soubassements de l'histoire plurielle sous l'Histoire majuscule :

  

« Pourquoi vouloir forcer la mémoire de ceux qui ont oublié, soit convenance ou inclination ou calcul, soit encore qu'ils n'aient jamais su ce qui importait dans leur Histoire ? Non, nous ne voulons pas, lé mémoire ne se commande pas, elle s'entraîne. Qui n'a jamais su n'a pas mémoire, c'est vrai, mais dans ce cas l'oubli n'est pas une maladie, c'est une clôture totale, une infirmité de naissance. Si par ailleurs il vous arrive d'oublier la condition que vous avez faite à quelqu'un, vous l'offensez, par considérer que cette condition n'était pas digne d'être par vous retenue. Si vous oubliez la condition que quelqu'un vous a faite, vous renoncez à la particularité de dialogue qui vous relie à ce quelqu'un. Et pour ce qui concerne les mémoires collectives, la réciprocité est encore plus étroite. Vous ne pouvez pas haïr un peuple ou une communauté qui ont cessé de vous haïr, vous ne pouvez pas aimer vraiment un peuple ou une communauté qui vous haïssent encore, ou qui vous méprisent sourdement. C'est qu'en matière de relations entre communautés, l'oubli est une manière particulière et unilatérale d'établir des rapports avec les autres, mais que la mémoire, qui est non pas une médication de l'oubli mais à la lettre son éclat et son ouverture, ne peut être que commune à tous. L'oubli offense, et la mémoire, quand elle est partagée, abolit cette offense. Chacun de nous a besoin de la mémoire de l'autre, parce qu'il n'y va pas d'une vertu de compassion ni de charité, mais d'une lucidité nouvelle dans un processus de la Relation. Et si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. »

  

Définissant ensuite les autres avatars du gouffre (l' « abîme marin », et la dialectique de l'oubli et du souvenir), c'est en fait le point nodal de l'expérience coloniale que cerne Glissant qui n'a eu de cesse de parcourir, tout au long de son œuvre, à la fois poétique, romanesque et conceptuelle, cet autre drame des gouffres de la mémoire et de l'histoire qui va. Lisez, relisez Le Quatrième siècle où, déjà en 1964, le choc des filiations dans le chaudron du temps colonial vous donne le vertige de ce temps long sous le souffle apparent d'une épopée, quand dans le détail, se trame justement tout ce qui échappe bien sûr à la parole normative d'un récit épique ou d'une éventuelle chronique d'histoire. Apparaissent au lecteur attentif les mécanismes cachés qui font des personnages les acteurs agissants aussi bien que les victimes d'une violence historique, et en tout cas les vecteurs de cette mémoire plurielle que cherche à redécouvrir l'écrivain. Mais bien avant il y eut, comme un acte de foi dans cette sorte de mission mémorielle, le choc de La Lézarde qui obtient le Renaudot en 1958, et sonne la quête effrénée des traces éparses d'un récit de l'histoire antillaise. Il y aura encore cet autre vertige de la généalogie que déploie La Case du commandeur en 1981 et la démultiplication temporelle du marronnage dans Mahagony en 1987. Lisez, relisez la poésie de Glissant, où la mémoire de la Traite tient avec Les Indes (1956) un puissant mémorial. Quoi de plus éloigné, pour de courtes vues, que l'épopée poétique et le strict recensement effectué par la discipline historique ? L'œuvre, pourtant, devance ici toute chronique au sens strict, je pourrais aisément en démontrer les prémisses. Car jusques et y compris les plus récents acquis de l'historiographie de la Traite illustrent, renseignent, révèlent en quelque façon dans une perspective de rigueur scientifique bien comprise ou supposée la justesse des phénomènes décrits par Glissant dans ses écrits : rien d'outrancier, de biaisé ou d'artificiel dans cette démarche d'incarnation qui fait le prix de cette parole « valable pour tous », selon ses termes - une parole de restitution commune et non communautaire. Lisez, relisez, depuis Soleil de la conscience en 1956 jusqu'aux plus récents essais de cette vaste Poétique que décline l'œuvre conceptuelle d'Edouard Glissant, les entrelacs de l'Histoire et de la mémoire, qui culmine en 2006 avec ce limpide appel au dialogue des mémoires, qui à elle seule devrait faire taire tous ceux qu'effraient dans ce processus, les risques communautaristes - ainsi, Glissant écrit dans Une nouvelle région du monde (Gallimard, 2006) :


  

                 "Les hommes-livres", 1993


Lors d'un entretien avec son ami Patrick Chamoiseau, Glissant évoque avec force l'importance du motif du gouffre dans sa réflexion sur l'Histoire de la Traite. Il lit le début de "La barque ouverte", texte tiré de Poétique de la Relation.



  

« Ce qui pétrifie, dans l'expérience du déportement des Africains vers les Amériques, sans doute est-ce l'inconnu, affronté sans préparation ni défi. La première ténèbre fut de l'arrachement au pays quotidien, aux dieux protecteurs, à la communauté tutélaire. Mais cela n'est rien encore. L'exil se supporte, même quand il foudroie. La deuxième nuit fut de tortures, de la dégénérescence d'être, provenue de tant d'incroyables géhennes. Supposez deux cent personnes entassées dans un espace qui à peine en eût pu contenir le tiers. Supposez le vomi, les chairs à vif, les poux en sarabande, les morts affalés, les agonisants croupis. Supposez, si vous le pouvez, l'ivresse rouge des montées sur le pont, la rampe à gravir, le soleil noir sur l'horizon, le vertige, cet éblouissement du ciel plaqué sur les vagues. Vingt, trente millions, déportés pendant deux siècles et plus. L'usure, plus sempiternelle qu'une apocalypse. Mais cela n'est rien encore. Le terrifiant est du gouffre, trois fois noué à l'inconnu. Une fois donc, inaugurale, quand tu tombes dans le ventre de la barque. Une barque, selon ta poétique, n'a pas de ventre, une barque n'engloutit pas, ne dévore pas, une barque se dirige à plein ciel. Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur. Productrice aussi de toute unanimité à venir. Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l'inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. Cette barque est ta matrice, un moule qui t'expulse pourtant. Enceinte d'autant de morts que de vivants en sursis. » (p. 17-18)

Edouard Glissant, la mémoire et l'Histoire (Loïc Céry, février 2011)




Valable pour tous, la pensée de Glissant est l'une des rares en notre temps à pouvoir embrasser l'appréhension même que nous avons du devenir des humanités, c'est dire sa dimension, qui est d'ailleurs issue d'un terreau particulier et d'une Histoire singulière, avant qu'elle ait pu s'ouvrir en Relation, aux aires entrelacées du monde. C'est l'aspect que je voudrais souligner aujourd'hui, choisissant l'une des facettes innombrables des écrits que nous laisse le « déparleur ».

 



  

Entretien de Glissant avec Emmanuel Laurentin à propos de sa conception de l'Histoire (La nouvelle fabrique de l'Histoire, France Culture, 2004)

Parce que c'est certainement en comprenant son apport dans le champ de l'approche de la notion même d'Histoires collectives qu'on sera à même de percevoir une part importante de sa postérité active. Parce que, aussi, c'est la voie que l'on peut choisir pour échapper à bien des impasses. Pour parler de la réflexion ambitieuse qu'est celle de Glissant dans ce domaine, il faut connaître l'étendue d'une pensée qui s'est pas à pas développée depuis bien des décennies et au-delà des modes ; pour concevoir plus précisément ce qui, dans cette pensée, nous parle de la subtile articulation entre Histoire et mémoire, pour en somme réellement saisir la portée de cet appel lancé par l'écrivain à l'occasion de la commémoration du 10 mai en 2010, il n'est pas inutile de rappeler le rôle qu'il joua dans le restitution de tout un pan de notre mémoire collective justement. Rôle fondateur relevé, avec d'autres, dans cette complexification et en tout cas l'enrichissement de ce lien fécond entre l'appréhension de l'Histoire, et ce qu'en fait le chaudron des mémoires. C'est à la seule condition d'une réelle connaissance de l'ampleur de cet apport original que l'on peut envisager dans ce contexte, je crois, certains enseignements dans la perspective de nos débats nationaux actuels, pourvu que l'on veuille bien se soustraire aux discours formatés - et qui plus est, redondants. Au fond, on pourrait s'en tenir à cette recommandation : lisez, ou relisez Glissant, à ce propos entre autres.


Ce qui est frappant dans les débats de l'heure, c'est qu'à force de simplifications, on tend ou on feint d'oublier que jamais sans doute autant qu'au XXe siècle, l'historiographie n'aura à ce point été amenée à réformer ses méthodes d'investigation et d'écriture. Depuis le choc de l'Ecole des Annales, il est devenu comme évident que l'histoire ne peut plus se concevoir qu'à la condition d'une interrogation méthodologique interne en vertu de laquelle des champs jusqu'alors inexplorés, une fois pris en compte, deviennent aussi objets d'étude. Le « temps long » d'un Braudel ou d'un Ariès s'est bel et bien forgé parce que, consentant à excéder leurs propres limites traditionnelles, les historiens se sont à leur tour penchés sur ce qui jusqu'alors n'avait guère droit de cité dans la chronique du temps. Mais le coup de semonce déterminant des vieux réflexes historiographiques provient à n'en pas douter, au cours du siècle, de la subite, violente et douloureuse prise de conscience d'un au-delà du récit factuel, d'un en deçà de la mémoire constituée elle-même par lambeaux, devant les désastres que deux totalitarismes ont infligé à l'humanité. Dans ce mouvement, c'est le rôle même de la littérature qui s'est retrouvée, avec celui du témoignage, au centre des gouffres, et non plus à leur périphérie. Qui songerait aujourd'hui, fût-ce par allusion, à appréhender une histoire du Goulag sans évoquer Soljenitsyne ? Qui, hanté par les mots terribles de Robert Antelme ou de Primo Levi, pourrait croire en une restitution factuelle de l'indicible de la Shoah ? Qui en somme souscrirait encore, au prix peut-être d'un relativisme forcené, d'une surdité désabusée, à l'illusoire indépendance des méthodes d'approche de l'événement historique, sans voir que ce qui s'est joué au XXe siècle est sans doute irréversible, dans le sens d'une ampleur inédite de la conscience humaine de l'histoire ? Ce qu'un déjà ancien idéal épistémologique avait érigé en valeur cardinale mais surtout en quête hypothétique au sein des sciences humaines, je veux dire la sacro-sainte « interdisciplinarité » que l'on sait, a mué au gré du temps en réalité obsédante. Seule la méconnaissance de certains aspects de cette tendance lourde peut expliquer par exemple que le rôle de l'écrivain (envisagé à titre générique) provenant des sociétés issues de la colonisation, et plus particulièrement, de celles qui ont connu les dépersonnalisations, les arrachements, les humiliations, les régressions, les hébétudes propres au phénomène de l'esclavage - que le rôle, donc, de cet interprète très solitaire des consciences collectives, pour paraphraser Senghor, puisse encore être considéré selon les mêmes paramètres que ceux appliqués traditionnellement au fait littéraire. Qu'on ne se méprenne pas sur mon propos : je ne veux pas accorder une sorte d'extraterritorialité ontologique à la fonction même de l'écrivain dont la parole a germé dans le terreau colonial, mais face à la restitution de la mémoire, on se trouve en effet dans ce contexte, en prise avec tout autre chose que dans la conception habituelle de l'histoire, de toute évidence, et d'évidence historique précisément. Et qu'on évacue aussi, pour examiner plus exactement la question, l'autre problème connexe, qu'est celui de l'identité. Car pour comprendre plus spécifiquement le projet de Glissant sur ce point, il faut avoir aussi dépassé la seule et déjà colossale tâche d'un bilan identitaire, et réaliser que c'est un pan entier de l'histoire « des humanités », pour reprendre un de ses termes favoris, qui se trouve visé par la volonté d'une exploration inédite à mon sens, dans toutes les littératures que l'on persiste à dire postcoloniales. Car la tâche, qu'on y prenne garde, n'a pas seulement été pour Glissant de faire écho aux injonctions anticolonialistes et humanistes de Césaire - celui qui, dans le Cahier, relevait la mission d'être « la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche » -, mais, oui, c'est bien cela, d'explorer la nuit très profonde de la mémoire perdue dans le gouffre colonial. « Mais vous vous égarez cher Monsieur, le gouffre est une représentation de poète, tout juste une métaphore pour esthète : l'histoire établit des faits, non des affects ». J'entends l'objection des Doctes, mais face à elle, aussi dure que le basalt académique, aussi têtue que la vérité des archives, s'impose le constat que toute société issue de la catastrophe de la Traite est tirée justement d'un gouffre, dans lequel se sont enfouies les identités, et d'où sont nées à partir des dépossessions, à la fois les névroses et les structures mêmes de nouvelles entités. C'est alors que l'écrivain observant le phénomène devient tour à tour historien, anthropologue, sociologue, excédant le rôle assigné par la tradition au poète. Penser le gouffre comme expérience mais aussi comme modalité même des occultations de l'Histoire, celle qui ne dira jamais les cris ni les « malheurs qui n'ont point de bouche », voir et donner à voir la déshumanisation déjà industrielle à l'échelle de plusieurs siècles : l'opération n'a plus rien à voir avec l'acception ordinaire de la littérature, car le projet en transcende les frontières habituelles. Ce fut pourtant, bel et bien, l'apport central de Glissant, que d'avoir mis en valeur le gouffre comme fait global dans l'histoire même de la Traite transatlantique, comme il le fera aussi pour la formation des sociétés créoles. Ceux qui n'ont jamais été confrontés aux pages essentielles que l'écrivain a consacrées à ce motif fondateur s'interdisent de comprendre le rôle déterminant qui s'est accompli là. Au frontispice, à la proue et au cœur de Poétique de la relation (Gallimard, 1990), ce texte essentiel nommé « La barque ouverte » en livre un saisissant condensé :











  

ARCHIPEL

L'appréhension de l'Histoire par Glissant, confrontation dynamique et problématique, reflète bien l'originalité de sa pensée : rien ne va de soi dans ce domaine aux yeux de l'écrivain, et il s'agit avant tout de contester la notion traditionnelle d'une Histoire linéaire (ou non), discipline close des sciences humaines. Glissant veut retrouver, sous l'écriture officielle de l'Histoire, les histoires humaines vécues par les individus et les communautés, évidemment passées sous silence par toute historiographie instituée. Projet littéraire, mais aussi proprement anthropologique, mené à bien comme la quête de restitution d'une épaisseur inédite de l'itinéraire des humanités. Une pensée de l'Histoire dont il faut connaître les points de repère.

  

HISTOIRE                                           

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